Encore secondaire il y a quelques années, la biodiversité est aujourd’hui une question incontournable sur les chantiers, devenant un volet essentiel de l’acte de construire. Inscrite dans la réglementation pour les maîtrises d’ouvrage et maîtrises d’œuvre, elle donne aux entreprises de travaux un rôle essentiel dans la sauvegarde des espèces protégées mais pas seulement. En Guyane, l’association de protection de la nature Kwata est de plus en plus sollicitée pour déplacer des espèces dites « à mobilité réduite », telles que les paresseux, les serpents ou les porcs-épics !

La phase chantier – qu’il s’agisse de déconstruction, de VRD ou de construction – peut être problématique pour les écosystèmes. « Pendant des décennies, le sujet est resté dans un certain flou, et seuls les grands projets comportaient un volet écologique. Mais la réglementation n’a cessé de se renforcer. Aujourd’hui tous les chantiers peuvent être concernés. » explique Patrice Valantin consultant en génie écologique et fondateur de l’École des systèmes vivants. La création de l’Office français de la biodiversité (OFB), qui regroupe depuis le 1er janvier 2020 l’Agence française pour la biodiversité (AFB) et l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS), atteste par ailleurs d’une réelle volonté d’encadrer la préservation de la biodiversité. L’OFB assure en effet un renforcement de la police de l’environnement, et donc des contrôles et des enquêtes sur le terrain.

Un cadre plus strict

Qu’il soit ou non soumis à étude d’impact, tout projet doit respecter le triptyque « éviter, réduire, compenser » qui impose d’empêcher les atteintes à l’environnement, sinon de les réduire, et, si cela est impossible, de prendre des mesures compensatoires. Afin de bien assimiler la biodiversité d’un chantier, il est des étapes à respecter comme celle qui consiste à réaliser un diagnostic écologique.  Effectué par les écologues des bureaux d’études en environnement, dans le cadre d’une étude d’impact ou à la demande d’un maître d’ouvrage, il répond à un ensemble de questions : le chantier est-il à proximité de zones humides, boisées, avec un fort potentiel de diversité biologique ? Des espèces protégées sont-elles présentes sur le site ou à proximité ? Etc. Cette étude permet de générer un ensemble de préconisations à intégrer au cahier des charges, au cahier des clauses techniques particulières (CCTP) et au dossier de consultation des entreprises, qui seront mises en œuvre par les entreprises sur le chantier.

Des actions sont ensuite mises en place comme l’effarouchement d’espèces ou leur déplacement. L’objectif est de préserver au maximum la faune et la flore durant les chantiers, avant que les projets concrétisés ne puissent, à nouveau, accueillir la nature.

Une prise de conscience grandissante

En Guyane, plusieurs acteurs privés et publics font appel aux services de l’association environnementale Kwata pour déplacer des espèces animales présentes sur leur chantier. « Ce pan de notre activité a démarré en 2012, au moment du déforestage du chantier de la ZAC Hibiscus à Cayenne, raconte Benoît de Thoisy, Président de Kwata. L’Etablissement Public Foncier et d’Aménagement de la Guyane (EPFAG) nous a contactés en catastrophe car, depuis le début des travaux, des riverains se plaignaient de retrouver des paresseux et des agoutis dans leur jardin ! ». Après cette première opération, effectuée dans l’urgence, d’autres ont suivi. La saison sèche, propice aux travaux, est la haute période des interventions de déforestage pour Kwata. Elles durent entre une et trois ou quatre semaines, selon les sites.  « Idéalement, quand l’entreprise nous prévient suffisamment en amont, on se rend sur place pour faire un inventaire et des captures. Nous essayons de récupérer un maximum de faune avant le démarrage du chantier », poursuit Benoit de Thoisy. Hélas, malgré une prise de conscience grandissante de la part des acteurs de la construction, l’anticipation n’est pas toujours possible. « Pour le chantier de la centrale du Larivot – aujourd’hui suspendu, ndlr -, les consignes de sécurité étaient très strictes, j’ai attendu mon autorisation d’accès pendant plusieurs jours, les travaux avaient déjà démarré, raconte Laurent Dubois-Ramirez, référent déforestage chez Kwata ».

Un peu de patience, des manipulations délicates et beaucoup de sensibilisation

De chantier en chantier, Kwata a rodé ses interventions sur le terrain, tout en faisant un gros travail de sensibilisation et d’accompagnement auprès des conducteurs d’engins. L’association a ainsi obtenu que le défrichage se fasse à la pelle, pour faire tomber un arbre après l’autre, et non plus au Bull. « Il a fallu leur faire accepter de perdre un peu de temps… ce n’était pas facile au départ mais aujourd’hui, ils jouent le jeu et sont à l’écoute ; nous avons appris à travailler ensemble », précise Laurent Dubois-Ramirez. L’association missionne un agent par pelle pour avancer plus efficacement. « Après un petit tour en forêt pour repérer les lieux, je me place derrière la pelle et le conducteur commence à déforester. L’engin fait tomber les arbres très doucement. Le chauffeur klaxonne s’il voit quelque chose puis recule pour nous laisser intervenir », explique Laurent. L’association de défense de la nature déplace principalement les espèces dites « à mobilité réduite » car les autres, comme les singes, les biches ou les fauves, fuient spontanément au moindre bruit suspect. Il n’en est pas de même pour les paresseux, les caïmans ou les serpents.

Espèces « à mobilité réduite »

« A Rémire-Montjoly, pour la construction de l’Ecoquartier Vidal, nous avons dû manipuler des tortues aquatiques, des rongeurs et un marsupial. Au Larivot, en 11 jours d’intervention, nous avons eu 17 paresseux à trois doigts, 1 paresseux à deux doigts, 1 iguane et 1 caïman rouge », poursuit Benoît de Thoisy. Pour s’emparer du paresseux à deux doigts, ou unau, plus rapide et plus agressif que celui à trois doigts (appelé aussi aï), Laurent, équipé de bottes de sécurité, de gants et d’un casque de chantier, utilise une perche avec un lasso. Les autres peuvent être attrapés avec les mains ou à l’aide d’un morceau de bois.  « On retourne toujours sur la zone déboisée deux jours après pour vérifier qu’il n’y a pas d’animaux coincés. Souvent, certains sont apeurés, voire blessés. Il faut agir calmement. Un paresseux a eu par exemple l’épaule cassée sur un chantier. Quand il y a un problème, on les emmène chez Junglevet, une association de soins à la faune sauvage ». Les animaux récupérés par Kwata sont déplacés un par un, à l’aide d’une cage. Certains font un détour par l’institut Pasteur pour des prélèvements avant de retrouver leur environnement « Le choix du lieu où on les relâche est étudié au cas par cas, selon les sites. On les libère toujours dans des zones considérées comme stables ».

Le respect de la biodiversité comme facteur de développement ?

Pour les entreprises, la préservation de la biodiversité peut devenir un véritable axe de développement. Les changements de pratiques doivent être vus non pas comme des contraintes mais comme des opportunités : les entreprises du BTP ont tout à gagner à prendre les devants, en formant un référent biodiversité et en développant une expertise dans ce domaine. Le cas échéant, elles pourront ainsi proposer à la maîtrise d’ouvrage des solutions novatrices, ou optimiser l’économie du projet en réduisant les coûts liés à une éventuelle restauration de la biodiversité impactée, un moyen constructif de se différencier de la concurrence. Un chantier respectueux de la biodiversité comporte un intérêt certain en termes d’image et peut constituer aujourd’hui un facteur de promotion et de réussite d’un projet.

Une demande supérieure à l’offre

Kwata intervient sur deux ou trois gros chantiers chaque année, car l’association n’est pas en capacité d’en faire davantage. Pourtant la demande des entreprises va crescendo. Laurent Dubois-Ramirez, thérapeute le reste du temps, a été embauché spécifiquement pour l’activité déforestage il y a quatre ans mais il est seul. Des volontaires de l’association l’accompagnent quand le chantier le nécessite mais Kwata a déjà dû refuser des opérations faute de moyens humains disponibles. « Nous aimerions que le déplacement des espèces à mobilité réduite, nombreuses en Guyane, soit plus encadré et devienne une obligation, pas seulement une recommandation, conclut Benoit de Thoisy. Mais en même temps, il faudrait être capable de monter en puissance en capacité d’intervention, qu’il y ait d’autres structures comme la nôtre, avec davantage de moyens, et que toutes les entreprises soient prêtes à jouer le jeu ».